Carl Haub
Demographer Emeritus
“Quel est le nombre total de personnes ayant vécu sur la Terre?” est l’un des articles du PRB qui a eu le plus de succès. D’abord publié en 1995 puis mis à jour en 2002, cette dernière version de 2011 présente les données jusqu’à la mi-2011, avec une courte vidéo expliquant comment cette estimation a été obtenue.
La question de savoir combien de personnes ont vécu en tout sur la Terre revient sans cesse dans les demandes d’information adressées au PRB. Une des raisons de cet intérêt est que quelque part dans le monde, durant les années 1970, un auteur a déclaré que 75% de toutes les personnes nées sur la Terre depuis les origines étaient vivantes à cette époque-là.
Cette statistique a eu la vie dure, même si, avec un peu de réflexion, elle ne paraît guère vraisemblable. Pour que cette “estimation” soit vraie, il faudrait soit que les naissances qui se sont produites au cours du XXème siècle aient dépassé de beaucoup le nombre de toutes les naissances précédentes, soit qu’un nombre spectaculaire de personnes extrêmement âgées aient été en vie dans les années 1970.
Si cette estimation était correcte, elle serait en effet un argument de poids expliquant le rythme rapide de la croissance démographique au cours du XXème siècle. Mais si nous considérons comme une affirmation ridicule l’idée que les trois-quarts des habitants qui sont vraiment nés sont vivants actuellement, les démographes ont-ils proposé une meilleure estimation ? Et quelle pourrait être une estimation raisonnable du pourcentage réel ?
Ce type d’exercice ne peut être qu’une entreprise très hypothétique, conduite avec beaucoup moins de rigueur que la plupart des recherches démographiques. Toutefois, c’est une idée qui intrigue et fascine et elle peut au moins être abordée avec une approche semi-scientifique.
La méthode devra être semi-scientifique parce que, bien entendu, l’on ne dispose d’absolument aucunes données démographiques pour 99% de l’existence de l’humanité sur la Terre. Cependant, avec quelques suppositions sur les populations préhistoriques, nous pouvons au moins nous approcher d’une estimation approximative de ce nombre impossible à saisir avec exactitude.
Toute estimation du nombre total de personnes qui sont nées sur la Terre dépendra principalement de deux facteurs : la durée de temps depuis laquelle on pense que les humains ont existé sur la Terre et la taille moyenne de la population humaine à différentes périodes.
Quel est le nombre total de personnes ayant vécu sur la Terre? 108 milliards
Année | Population | Naissances pour 1 000 habitants |
Naissances entre les dates de référence |
---|---|---|---|
50.000 avant J.-C. | 2 | – | – |
8000 avant J.-C. | 5 000 000 | 80 | 1 137 789 769 |
1 après J.-C. | 300 000 000 | 80 | 46 025 332 354 |
1200 | 450 000 000 | 60 | 26 591 343 000 |
1650 | 500 000 000 | 60 | 12 782 002 453 |
1750 | 795 000 000 | 50 | 3 171 931 513 |
1850 | 1 265 000 000 | 40 | 4 046 240 009 |
1900 | 1 656 000 000 | 40 | 2 900 237 856 |
1950 | 2 516 000 000 | 31-38 | 3 390 198 215 |
1995 | 5 760 000 000 | 31 | 5 427 305 000 |
2011 | 6 987 000 000 | 23 | 2 130 327 622 |
Nombre total de personnes qui sont nées sur la Terre | 107 602 707 791 |
Population mondiale à la mi-2011 | 6 987 000 000 |
Pourcentage de toutes les personnes nées sur la terre qui sont vivantes en 2011 | 6,5 |
Source : Estimations du Population Reference Bureau.
La date à laquelle la race humaine a réellement commencé à exister n’est pas facile à déterminer. Divers ancêtres de l’Homo sapiens semblent être apparus au moins aussi tôt que 700 000 ans avant Jésus-Christ. Les hominidés semblent avoir été déjà présents sur la Terre il y a plusieurs millions d’années. D’après la publication des Nations unies “Determinants and consequences of population trends“, l’Homo sapiens moderne pourrait être apparu environ 50.000 ans avant Jésus-Christ. Cette longue période de 50 000 ans est la clé de la réponse à la question sur le nombre d’humains qui sont vraiment nés.
À l’aube de l’agriculture, environ 8 000 ans avant Jésus-Christ, la population du monde se situait aux alentours de 5 millions. (Des chiffres très approximatifs sont présentés dans le tableau ; il s’agit de moyennes basées sur les fourchettes d’estimation fournies par les Nations Unies et d’autres sources). La lente croissance de la population au cours de ces huit millénaires avant Jésus-Christ, passant de 5 millions environ à 300 millions en l’an 1 de notre ère, se traduit par un taux de croissance très faible – de seulement 0,0512% par an. Il est difficile de proposer un ordre de grandeur de la population mondiale moyenne pour cette période. Selon toute vraisemblance, les populations humaines des différentes régions ont augmenté ou diminué suite aux famines, aux aléas des troupeaux d’animaux, aux hostilités et aux changements de conditions atmosphériques et climatiques.
Quoi qu’il en soit, la vie était de courte durée. L’espérance de vie à la naissance était probablement de seulement 10 ans en moyenne durant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité. D’après des estimations concernant les populations vivant en France à l’Âge du fer, l’espérance de vie était seulement de 10 à 12 ans. Dans ces conditions, il aurait fallu que le taux de natalité ait été de 80 pour 1 000 simplement pour permettre la survie de l’espèce. Aujourd’hui, un taux de natalité élevé serait de 45 à 50 pour 1 000 environ, taux qui n’est enregistré que dans plusieurs pays d’Afrique et quelques États du Moyen-Orient ayant des populations jeunes.
Notre hypothèse sur le taux de natalité affectera énormément l’estimation du nombre de personnes qui sont nées en tout. On estime que la mortalité infantile tout au début de l’existence de la race humaine était très élevée—peut-être 500 décès de nourrissons pour 1 000 naissances ou même davantage. Les enfants étaient probablement un fardeau économique dans les sociétés vivant de la cueillette et de la chasse, fait qui a probablement conduit à la pratique de l’infanticide. Dans de telles circonstances, il faudrait un nombre de naissances excessivement élevé pour maintenir la croissance de la population, et cela relèverait notre estimation du nombre de personnes qui sont “vraiment nées”.
Vers l’an 1 de l’ère chrétienne, le nombre total d’êtres humains vivant sur la planète était probablement de 300 millions. Une estimation de la population de l’Empire romain en l’an 14 de notre ère, de l’Espagne à l’Asie mineure, indique 45 millions de personnes. Cependant, d’autres historiens fixent ce chiffre au double, ce qui porte à penser que les estimations de population au début de l’histoire sont fort imprécises.
Vers 1650, la population mondiale a augmenté jusqu’à 500 millions environ, ce qui n’est pas une forte augmentation par rapport à l’estimation de l’an 1 de l’ère chrétienne. Le taux de croissance annuel moyen était en réalité plus bas pour la période du début de l’ère chrétienne à l’an 1650 que le taux suggéré ci-dessus pour la période de l’an 8000 avant Jésus-Christ à l’an 1 de l’ère chrétienne. La peste noire a été une raison importante de cette croissance anormalement lente. Ce fléau tant redouté ne s’est pas limité à l’Europe du XIVème siècle. L’épidémie a probablement commencé en l’an 542 de notre ère, en Asie occidentale, et s’est propagée à partir de cette région. On estime que la moitié de la population de l’Empire byzantin a été détruite au cours du VIème siècle, représentant au total 100 millions de décès. Des fluctuations aussi importantes dans la taille de la population sur de longues périodes ajoutent d’énormes difficultés à toute estimation du nombre de personnes qui ont vraiment vécu.
Vers 1800, néanmoins, la population mondiale avait dépassé le cap du milliard de personnes et a continué à s’accroître depuis, atteignant un peu plus de 7 milliards actuellement.
Pour obtenir des estimations approximatives du nombre total de personnes qui sont nées, il est donc nécessaire de choisir des grandeurs de population à différentes époques, de l’Antiquité à l’époque actuelle, en appliquant pour chaque période des taux de natalité supposés (voir tableau). Nous commençons au tout début—avec juste deux personnes (approche minimaliste !).
Un autre facteur de complication est l’allure de la croissance démographique. A-t-elle augmenté jusqu’à un certain niveau et ensuite fortement fluctué suite aux famines et changements climatiques ? Ou a-t-elle augmenté à un taux constant d’une période de référence à une autre ? Nous ne connaissons pas les réponses à ces questions, bien que les paléontologues aient produit de nombreuses théories. Aux fins de cet exercice, nous avons supposé qu’un taux de croissance constant s’appliquait à chaque période, jusqu’aux Temps modernes. Les taux de natalité ont été fixés à 80 pour 1 000 par an jusqu’à la première année de l’ère chrétienne et à 60 pour 1 000 de l’an 2 à 1750. Les taux ont ensuite décliné pour se situer au-dessus de 30 pour 1 000 à l’époque moderne, et encore plus bas dans les années récentes.
Cette approche semi-scientifique arrive à une estimation de 108 milliards de naissances environ depuis l’origine de la race humaine. Il est clair que la période qui a correspondu aux 8 millénaires avant l’ère chrétienne est le facteur essentiel pour déterminer la grandeur de notre nombre mais, malheureusement, nous ne savons pas grand-chose sur cette époque. Certains lecteurs pourront être d’un avis différent sur certains aspects—ou peut-être sur presque tous les aspects—du tableau, mais cette méthode offre au moins une approche pour aborder ce problème difficile. À première vue, il pourrait sembler que notre méthode sous-estime dans une certaine mesure le nombre de naissances. L’hypothèse d’une croissance démographique constante à l’époque préhistorique sous-estime peut-être l’importance moyenne de la population à cette époque-là. Et naturellement, en faisant remonter l’arrivée de l’humanité sur la planète à une époque antérieure à 50 000 ans avant Jésus-Christ, on augmente aussi le nombre de naissances, mais probablement pas énormément.
Notre estimation ici est donc que la population vivant actuellement représente 6,5% de toute la population humaine née dans l’histoire de l’humanité. Quand on y réfléchit, ce pourcentage est en réalité assez important.